Chapitre VII - La lionne se sert

Manon - Septembre 2010

9/27/20245 min read

Dans cinq minutes, elle sera en retard. Rapidement, Manon jette un dernier coup d'œil à sa tenue avant de sortir. La jolie brune a enfilé sa veste préférée, en simili cuir bordeaux, sur un petit débardeur noir et fauve. Ça lui donne un air légèrement rock'n'roll. Manon a de grands yeux bleu-vert — son principal atout, pense-t-elle — qu'elle souligne d’un trait prune depuis qu’un magazine féminin lui a soufflé que c’était la teinte idéale. Ses cheveux ont enfin poussé jusqu’en dessous des épaules ! Elle a choisi de les laisser lâchés ; avec les soirées qui se rafraîchissent, sa tignasse ne la gênera pas. Elle se demande si elle ne devrait pas tenter la frange un de ces quatre. Il paraît que ça mettrait encore plus ses yeux en valeur.

Devant sa glace, Manon se force à sourire.
« Je suis une lionne et la lionne se sert », murmure-t-elle au miroir fixé derrière la porte de la salle de bain de son nouvel appartement.

Son nouveau chez-elle est bien plus petit que la maison qu’elle partageait quatre ans durant avec son ex. Elle a troqué la vue sur la rivière pour celle du jardin de la bibliothèque municipale, et un grand terrain de campagne pour une arrière-cour en béton. Mais elle s'en fiche. Depuis à peine quelques semaines qu’elle vit seule, Manon rayonne. Peu importe qu’elle se retrouve dans un simple T1 en plein centre.

Sur le point de partir, elle se contorsionne pour observer d'un meilleur angle son jean un peu pattes d'éléphant, qui lui fait un cul d'enfer. À la hâte, elle enfile ses Stan Smith blanches, increvables, donne une caresse sur la tête de sa chienne et lui demande de se coucher à sa place :
« Ce soir tu gardes, je reviens. »

La chienne la regarde avec un air déçu mais obéit se couchant sans entrain dans son panier. Manon saisit son sac à main, ramasse les clés de sa voiture dans son vide-poche et glisse son iPhone 3GS dans la poche de sa veste.
« Je ferme la porte à clé », articule-t-elle à voix haute. Elle a un TOC et son père lui a conseillé de verbaliser ses gestes, ça aide paraît-il... Pas tant que ça visiblement, puisque la lionne fait demi-tour à cent mètres de l'immeuble pour revenir vérifier qu'elle a bien verrouillé son appartement à double tour.

Depuis sa rupture, Manon a perdu du poids et, malgré la rancœur et la colère qui la rongent, ça lui permet de se sentir de mieux en mieux. Ce soir, c'est le dernier festival de la saison estivale dans la région, elle a prévu de retrouver Jean-Baptiste, un copain d'enfance.

« Un verre de vin rouge s'il te plaît. »
Manon et Jean-Baptiste ont réussi à se frayer un chemin jusqu'à la buvette. C'est l'été indien, les touristes sont encore nombreux, sans parler des fêtards locaux. Bref, ça fait du monde. Manon n'aime pas la foule.
« Je suis agoraphobe, les gens me saoulent », lance-t-elle à son ami. Ils rigolent.

Les proches de Manon la connaissent bien et comme elle le dit souvent : « On me prend comme je suis ou on passe sa route. » Elle râle beaucoup, mais on l’aime pour son énergie pétillante. Hypersensible, sans filtre, elle peut être maladroite, voire blessante.

Les gobelets en main, le duo s'éloigne un peu au calme et se laisse tomber sur une pelouse accueillante. Jean-Baptiste allume un joint et le tend à Manon.
« Franchement, si j'avais une nana comme toi, jamais je ne t'aurais traitée comme il l'a fait. Il ne se rend pas compte de la chance qu'il avait », lance le jeune homme alors qu'ils sont assis côte à côte dans l'herbe, à quelques dizaines de mètres de la scène. Le concert n'a pas encore commencé.

Manon, encore fragile et sans doute plus naïve que la moyenne, est touchée. D’autres femmes auraient trouvé ça banal, pas elle. Que celle qui n’a jamais aimé se sentir unique aux yeux d’un garçon lui jette la première pierre. Sans rien dire, elle le regarde, les yeux un peu plus doux que d'habitude.

J-B possède les traits caractéristiques d'un garçon gentil : souriant et très mignon. Il entretient une barbe de quelques jours. À son tour, il la regarde tendrement avec ses beaux yeux bleus. Puis Manon fixe le fedora beige vissé sur son crâne — il ne quitte jamais ce chapeau.
« Je ne crois pas qu'il perde ses cheveux, ça serait dommage... Ils sont peut-être gras... », songe-t-elle. Manon n'en est pas fière, mais elle l’admet : elle a un côté superficiel, hérité de sa mère, qui la fait trop s’attacher aux physiques. Et puis tout à coup, la célibataire depuis peu décide de la jouer détachée :
« Tu crois vraiment que je suis facile à ce point ? C'est tellement cliché de dire ça à une femme...
- Pas du tout ! Je suis très sincère, et ça ne date pas d’hier », répond Jean-Baptiste en reprenant doucement le pétard entre les doigts de celle qu'il convoite. « Tu me plais depuis longtemps. Et crois-moi quand je te dis que si tu avais été ma petite amie, j'aurais pris soin de toi comme tu le mérites, pas comme l'autre qui t'a traitée comme de la merde. »

C'est vrai ça, pourquoi les femmes sont-elles toujours attirées par les mauvais garçons ? s'interroge Manon. Désormais, elle envisage Jean-Baptiste et, saisie d'un sentiment soudain, elle se penche vers son ami et l'embrasse. Il ne s'y attendait pas du tout, mais le sourire qui le gagne montre qu'il accueille cet élan sans réserve avant de lui rendre un baiser fougueux.

« Que ce soit toi qui m'embrasses comme ça, je trouve ça terriblement sexy », confie Jean-Baptiste en engloutissant sa bière. Malgré son physique avantageux, il ne sait pas se mettre en valeur et il a toujours été très fleur bleue avec ses petites copines.

« La lionne se sert », se répète intérieurement Manon, qui aime décidément de plus en plus ce nouveau mantra. Un peu étourdie par la fumette, elle décide de se lever pour respirer et se remettre de ses émotions.
« Je vais nous chercher une bouteille d'eau, je reviens tout de suite », lance-t-elle à Jean-Baptiste sans lui laisser l'occasion de proposer de l'accompagner.

Manon n'a pas envie de retourner à la buvette, il y a trop de monde mais, en réalité, elle est trop proche. Elle veut se dégourdir les jambes et emprunte l'allée principale du festival où les food trucks ont eu l'autorisation de s'installer. Derrière les stands d’arts créatifs tenus par des artisans locaux, Manon hume un parfum gourmand et familier de crêpe chaude. Une effluve qui la mène par le bout du nez. S'il y a bien une drogue à laquelle elle ne pourra jamais renoncer, c'est bien celle-ci.

Mais tandis qu’elle avance d’un pas tranquille, guidée par l’odeur tiède et sucrée, son regard accroche quelqu’un. Il est là, un peu plus loin dans la file, grand, bien plus que la moyenne, et il se penche en riant vers ses amis. Sa carrure ne laisse aucun doute, c'est un sportif, ça se devine tout de suite. Sa peau caramel prend une teinte presque dorée sous les guirlandes de lumière alors que ses cheveux bouclés dessinent des ombres souples au-dessus de ses yeux verts, un peu sombres, presque intrigants.

Manon capte tout ça sans le vouloir, comme un regard qui s’attarde par réflexe. Puis il sourit encore, large, lumineux, dents blanches sur peau caramel. Une chaleur lui glisse au creux du ventre, vite balayée par son envie de crêpe.

Alors elle reprend son pas tranquille, comme si de rien n’était, déjà occupée à compter sa monnaie. Mais une image lui reste malgré tout collée derrière les paupières, aussi tenace qu’un parfum sucré.