Chapitre VI -Presque rien

Janvier 2017

9/28/20248 min read

Emplie de tendresse, elle observe Jérémie servant, à Rose, une tisane dans une timbale en acier cabossée. Son amie est enceinte jusqu'au cou. À côté, les jumeaux, Sofiane et Antonin, jouent au UNO sur une petite table de plastique bleu pétard. Autour, des montagnes tapissées de plantations de thé vert émeraude à perte de vue. La tribu est venue passer quatre nuits dans un petit gîte au fin fond du Kerala, en Inde. Des chevreaux et leurs mères prennent le soleil dans la cour de terre battue, des chiots s'amusent avec les gamins du hameau pendant que deux femmes vêtues de saris rustiques, aux teintes un peu passées, sont en train d’étendre du linge de maison à même la pelouse. De son côté, le chef de famille coupe du bois derrière la petite maison en briques rouges. Le soleil brille haut dans le ciel mais l'air pur reste respirable. Quel bonheur pour Manon de se retrouver ici, en compagnie de ses amis les plus proches ainsi que son compagnon, dans cette nature brute, au bout du monde.
Depuis six ans, ils voyagent au minimum une fois par an. La journaliste ne travaille quasiment que pour ça. Pas de crédit, pas de projet d’enfants, juste un modeste loyer qu’ils paient au grand-père de Marc, une chienne et deux chats à gérer. Sa vie s'organise autour de leurs prochaines vacances. Il vient de lancer une micro-entreprise de paysagiste, alors l'auto-entrepreneur n’a pas les moyens de partir. Mais pour la bourlingueuse, pas question de rester à la maison pendant ses congés payés. Elle préfère payer le billet pour son mec et partir à deux.

Mexique, Thaïlande plusieurs fois, Madagascar... Cette année, juste avant de retrouver Jé’ et sa petite famille à Bombay, le couple a passé le nouvel an à Goa, le rêve de Marc. De la musique électro qui pulse non-stop. Des touristes venus des quatre coins du monde, ivres ou défoncés, les corps maculés de peinture fluo qui s’illumine sous les néons. Une ambiance hédoniste qui semble vouloir engloutir la nuit. Mais sans ce passage obligé dans le temple de la fête, elle pouvait faire une croix sur le trip dans le Kerala où il a accepté de passer dix jours en compagnie des meilleurs amis de sa compagne. Le plaisir de retrouver sa famille de cœur dans ce paysage de rêve lui a fait oublier le souvenir amer de son nouvel an.

« Comme d’habitude, je suis rentrée avant lui, a raconté Manon à Rose et Jé’ alors qu’ils prenaient l’apéro des retrouvailles deux jours plus tôt sur le rooftop de leur petit hôtel à Bombay. J’étais pas bien, j’avais trop bu et je ne me sentais vraiment pas à l’aise, c’est pas mon genre de musique, c’est pas mon genre de population et puis, y avait des nanas hyper mignonnes partout. Lui, il s’éclatait tout seul devant le son, j’avais pas envie de le gaver, on était là pour lui faire plaisir après tout… », continue-t-elle. Vers deux heures du matin, il avait raccompagné sa petite copine à leur bungalow en scooter, lui avait fait l’amour puis, était reparti à la teuf.

*****

Manon se réveille en sursaut. Elle attrape son portable qu'elle avait posé à côté de l’oreiller. 08h08. Elle est seule dans le lit sommaire en bambou. Elle repousse le couvre-lit qui lui pique la peau, entrouvre la moustiquaire puis se lève pour chercher dans la trousse de toilette un Doliprane avant de se rappeler qu’il les avait pris avec lui.
« Le secret pour pas avoir la gueule de bois le lendemain, c’est d’en prendre un juste avant d’aller se coucher », lancait-il à qui voulait l’entendre.
Quelle conne, se dit-elle, elle aurait dû y penser. La migraine lui scie le crâne mais c’est l’angoisse qui la saisit. Et s’il lui était arrivé quelque chose ? Quand il sort, Marc peut prendre quelques drogues, il aime ça. Pas elle. Or, dans ce genre d’ambiance tout est possible. Elle se souvient d'ailleurs encore trop bien de cet épisode, à Ibiza. C’était il y a deux ans et il avait littéralement disparu en plein milieu de la soirée. En stress total, elle avait parcouru la grande plage de long en large et en travers au moins trois fois, sous la pleine lune et toute seule, pour le chercher, en vain. Elle l’avait finalement attendu sur un transat d'un beach club. Il finit par réapparaître à l’aube, expliquant qu’il avait fait un malaise et qu’il s’était réveillé derrière un groupe électrogène à une fête privée plus loin sur la rade.

Ce stress qu’elle connaît trop bien la prend tout entière, sa poitrine va exploser. Même si elle en crève d’envie, elle ne peut pas le rejoindre à pied, elle serait même incapable de retrouver la localisation exacte. Alors, Manon fait les cent pas devant le bungalow. Ici, pas de WhatsApp, les données mobiles ont été désactivées, ça coûte un bras et en plus, c’est elle qui a gardé le vieux portable chargé en crédits locaux. En boucle, elle s’imagine les pires scénarios. Accident, coucherie et qui sait, pire encore... Elle le connaît. Au diable, elle attrape son téléphone et l’appelle, tant pis si ça coûte.
Elle compose le numéro cinq ou six fois. Et puis enfin…
« Allô.
— Marc ?? t’es où ???
— Je suis à la teuf !
— Je suis morte d’inquiétude, t’as vu l’heure ? Et s’il t’était arrivé quelque chose comment j’aurais pu le savoir, moi ?

— C’est bon, tu me saoules là, tout va bien, je profite. Tu avais qu’à rester avec moi si c’est pour me prendre la tête, qu’est-ce que tu veux qu’il m’arrive ? Tu me fais confiance ou pas ?
Elle reprend ses esprits, réalise qu’elle en fait peut-être un peu trop, comme souvent.
— Excuse-moi, dit-elle, cherchant une excuse pour se rattraper, vite. En fait, j’avais besoin que tu m’aides là, je cherche les Doliprane partout, j’ai une migraine horrible. Tu sais où ils sont ?
— Je sais pas. Mais je tarde pas. »

*******

Depuis qu’ils sont arrivés dans le petit village de Vattavada, Marc n’a pas quitté son portable. À table, dans le train, devant les temples, dans le taxi, en pique-nique… Il joue à un nouveau jeu pour lequel il se passionne. « Si j’ai bien compris, il crée des épidémies, ensuite soit tu trouves les meilleures stratégies pour que la maladie gagne du terrain sur la planète, soit au contraire il faut élaborer des plans pour la contrôler… Bref, c’est un truc de stratèges, il adore ça », explique Manon à Rose.
— Oui enfin, c’est pas top, nous on fait un super long voyage pour vous rejoindre et lui, il fait la gueule, on dirait qu’il se fait chier avec nous.
— Je suis d’accord. J’irai lui parler ce soir
, soupire-t-elle.

Le petit groupe d’amis est parti au marché du coin ce matin-là. De part et d’autre de la rue, quelques vendeurs de tentures ont déployé leurs tissus bariolés, d’autres étals proposent une pléthore d’épices, des collines de fruits, des légumes, des bacs entiers de pierres semi-précieuses et beaucoup de bijoux en laiton ou en argent attirent les routards en vadrouille. Après un bref trajet en taxi, ils sont de retour au gîte rural et Manon n’en peut plus de subir l’humeur pesante de son compagnon. Même pendant la visite au marché, il semblait ailleurs. Il a fait quelques amplettes puis est parti s’installer à une baraque du coin pour siroter une bière, le nez rivé sur son smartphone, en fumant sa roulée.
Ils ont regagné leur petite chambre, simple mais charmante, où le ventilateur brasse l’air chaud avec un cliquetis paresseux.
« Tu t’emmerdes à ce point avec nous ? » Manon s’allonge à côté de lui, qui a déjà repris sa partie. Puis, avec tact, elle aborde la discussion qu’elle a eue avec Rose un peu plus tôt.
« C’est bon, je suis pas bien. Je sais pas ce qui se passe. Je me sens mal, je culpabilise de pas profiter alors qu’on est entourés de tes amis. Ils sont géniaux, les enfants sont super cool et Rose fait ce voyage sans jamais se plaindre alors qu’elle va bientôt accoucher… J’ai juste le sentiment de pas être à ma place, de pas être assez bien pour vous, j'aimerais être aussi émerveillé que vous mais j'y arrive pas, c'est comme si je m'ennuyais de tout et je culpabilise de pas être aussi sain et bon enfant que tes amis », dit-il en glissant son portable sous sa jambe. Elle le console, le rassure et l’enveloppe de cet amour inconditionnel dont il la sait capable.
« Tu sais que c’est faux tout ça et tu sais aussi que si tu sens que tu n’accomplis rien, moi je suis prête à donner un sens à ta vie. Je veux dire que si tu le souhaites, je serai prête à te donner des enfants. C'est peut-être ça qu'il te manque vu qu'avec ta propre famille c'est compliqué et que tu as grandi sans père... Je ferai ça pour toi. »
Il se met à pleurer, la remercie et l'embrasse sur le front. Doucement, elle s'apprête à poser sa tête sur ses genoux, il reprend son téléphone et alors qu’il débloque son écran tactile, un détail la frappe quand elle jette un coup d’œil furtif.


« Pourquoi tu as changé le schéma de déverrouillage ?
— Oh comme ça, ça m’amuse »
, répond-il, désinvolte.
« Comment ça, ça t’amuse ?
— Ben oui, je m’amuse à trouver de nouveaux schémas, à explorer toutes les possibilités. »

Elle se contentera de cette réponse, mais dans son ventre, la petite pression revient, celle qui surgit quand elle commence à se poser trop de questions. Dans sa tête, elle se dit d’arrêter de se faire des films. Mais ses entrailles ne la laissent pas en paix. Depuis qu’elle le fréquente, elle reconnaît cette sensation qui ne la trompe jamais. Cet instinct grâce auquel, chaque fois, elle a mis le doigt sur un mensonge savamment orchestré, une tromperie finalement assumée ou encore une déviance à soigner, un jour. Manon se lève du lit, se retourne et regarde Marc, étendu là, jambes tendues, tout courbé sur son téléphone. Il s’est déjà renfermé dans son petit monde. Pas question d’insister, elle ne veut pas gâcher encore plus leur séjour. Mais alors qu’elle ouvre la porte, son regard glisse sur la sacoche de son copain. Un petit paquet en tissu rosé et doré dépasse.


« Qu’est-ce que c’est ? » lance-t-elle, la gorge étranglée par l’angoisse qui ne l’a toujours pas quittée.
« Hein ? »
Elle brandit la petite bourse en tissu. « ÇA, qu’est-ce que c’est ?
— Oh ça, rien, c’est des souvenirs pour les amis, ouvre si tu veux »

Elle obéit et découvre trois chaînes de chevilles à grelots, identiques. Cherche une réponse dans ses yeux.
« Tu vois, c’est rien, juste des petits cadeaux pour les copines de mes potes du basket, ça leur fera plaisir et ça m’a rien coûté, c’est du toc. »

Elle décide de garder un des bijoux pour elle et replace le petit sac à sa place. Rouvre la porte pour retrouver Jé, Rose et les enfants sous la tonnelle. Ce matin, ils ont acheté un peu de farine, des œufs et du lait. Ils ont décidé de montrer à leurs hôtes comment on fait des crêpes en France. Manon adore ça.