Chapitre IV - La dernière fois

Novembre 2020

9/30/20246 min read

selective focus photography of porcelain doll
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Elle pose sur le bureau en bois, trois feuilles de papier noircies d'une écriture fébrile. Plus habitués aux claviers d'ordinateur, les doigts de Manon sont encore crispés. La journaliste a écrit d'une traite cette lettre où elle ouvre son cœur, regrette, se justifie, s’aplatit... Bref, une lettre d'excuses et d'amour où la jeune femme fait machine arrière car, elle en est certaine : Manon ne veut plus rompre avec Marc.
« Je suis à toi». Qu'est-ce qu'il aimait quand elle lui murmurait cette phrase. À ces mots, Marc se gonflait d'amour pour la jeune femme. Instantanément ses yeux verts exprimaient tant de fierté et il la prenait alors dans ses bras avant de lui souffler à son tour : « J'aime savoir que tu m'appartiens ».

Elle appartenait donc à cet homme qui l'aimait tant. Il l'avait possédée à un tel point, qu'elle ne savait plus exister seule. Alors, maintenant que tout était fini, Manon se retrouvait face à un vide si immense qu'il semblait la dévorer. On ne peut pas foutre en l'air une histoire aussi forte que la leur. Au long des dix dernières années, il y a eu des crises, des pleurs et puis, des insultes plus récemment... Mais au milieu de cette tempête émotionnelle, il y a eu tant d'amour.

*********

« Chérie ?
– Oui ?
– Tu sais que je t'aime ? lance Marc alors qu'il observe sa compagne s'affairer derrière le comptoir de la cuisine. Elle est en train de préparer deux salades ; elle sait qu'il n'aime pas les tomates crues, alors elle concocte quelque chose à part.
– Pourquoi ?
– Je sais pas, quand je te vois comme ça, en train de nous préparer à manger... Tes petites attentions... »

« Chéri ?
– Oui ?
– Tu sais que je t'aime ? dit doucement Manon, elle est en train de passer le balai et s'est arrêtée pour admirer son homme. Il est torse nu dans le salon, il joue sur sa console. Elle le trouve tellement beau et cette simple vision lui fait bondir le cœur.
Elle n'attend pas de réponse, mais elle sait qu'il a entendu car il a souri.
– Moi aussi je t'aime.
– Pourquoi ?
– Parce que j'ai la chance d'avoir une chérie qui me laisse qui ne m'enquiquines pas quand je joue à la Play ».

*********

Depuis la petite altercation à la maison, deux heures se sont écoulées. Manon glisse soigneusement la lettre dans une enveloppe vierge et fonce à sa voiture afin de la remettre en main propre à son destinataire. Elle tapote sur l'écran de son portable et vérifie l'heure. Marc devrait être dans le Airbnb qu'il occupe chez sa mère. 13h56, il y a peu de chance qu'il soit déjà au parc pour jouer au basket et il est encore trop tôt pour retrouver les copains en terrasse pour la traditionnelle bière du vendredi. Manon connaît bien son homme et son emploi du temps. Il n'est pas du genre à changer ses habitudes. Celui qu'elle aime depuis 10 ans, habite désormais en haut de la colline qui domine le village. Ce jour-là, il fait une chaleur étouffante et il y a une énorme pente à gravir avant d'arriver chez Paule, la maman de Marc. Elle pourrait s'y rendre les yeux fermés tant l'endroit lui reste familier, elle y a fêté ses 30 ans et de nombreux Noëls... Marc est proche de sa mère. La visiteuse gare sa Twingo verte devant le portail de son ex-belle-mère. L'entrée privative de la location saisonnière se situe à trois virages encore plus haut, mais il existe un petit passage plus rapide qui longe le corps de maison. À cette heure-ci, Paule fait encore la sieste.

Manon suit le flanc de la grande bâtisse recouverte par le lierre, traverse le jardin aromatique puis l'espace zen fait de scories et de pierres blanches au sol. Et enfin, la voilà qui arpente l'allée en gravier qui chemine vers l'arrière de l'appentis. Elle reste discrète, l'intruse n'a pas du tout envie de tomber sur la maîtresse des lieux. Il faut dire qu'entre les deux femmes, ça n'a jamais été le grand amour. Manon a d'ailleurs été interdite de séjour à sa table pendant plusieurs mois ; elle ne sait même plus pourquoi : une dispute sur fond d'alcool certainement. Paule avait un penchant certain pour le rosé et le champagne. Anniversaires, fêtes des mères... Du jour au lendemain, la compagne de Marc est devenue persona non grata.

Le cœur de Manon va exploser, elle ressent une appréhension étrange grandir en elle alors qu'elle atteint maintenant l'arrière de la maisonnette où habite désormais Marc. Elle tient sa lettre dans la main et gravit d'un pas mal assuré l'escalier de pierre sèche qui grimpe jusqu'au perron. Enfin, pour s'annoncer, elle cogne doucement sur la porte qui est déjà ouverte, tout comme les volets offrant au salon une vue plongeante sur les vignes. Alors, Manon pénètre dans cet antre qu'elle connaît si bien. Ils y ont vécu quelques mois.

Résolue, elle avance vers la chambre attenante à la pièce de vie, dont la porte, elle aussi, était restée béante.

Soudain, Manon se fige. Une bouffée de rage brûlante envahit son corps en une fraction de seconde. Face à elle, Marc est allongé nonchalamment sur le lit, torse nu comme à son habitude, il porte un jeans et fume une roulée. Une jeune femme blonde est blottie contre son épaule. Aucune surprise ne semble traverser le visage de Marc, seulement cette assurance désinvolte comme si rien dans cette situation ne méritait qu'il s'en émeuve. La blondinette offre à l'indésirée un sourire bienveillant chargé d'une compassion limite gênante. Qui est cette jeune fille ? Manon ne l'a jamais vue de sa vie. L'inconnue est menue, le teint halé, elle porte une petite robe indienne fluide, arbore un visage d'enfant, de longs cheveux ondulés et ces satanés grands yeux bleus emplis de pitié.

Une violente colère l'assaille alors que de grosses larmes dévalent sur ses joues. Il y a moins de deux heures, l'homme allongé cigarette au bec à côté d'une gamine d'à peine 23 ans était chez eux, jurant combien cette rupture serait difficile à surmonter. Elle fixe Marc avec un dégoût rageur pendant que celui-ci ne bouge pas d'un poil, confortablement installé sur les draps.


« Viens, tu veux t'asseoir une minute ? », suggère doucement la jeune hippie en tapotant sur le coin du lit. Maélia ! Manon vient de se rappeler qui est cette jeune femme. Il y a quelques mois, elle avait loué avec deux amies la location saisonnière de la belle-mère. Elle s'en souvient : les vacancières avaient alors invité Marc à une cérémonie du cacao. « On va boire du chocolat chaud », avait-il expliqué à Manon qui avait préféré sortir avec sa bande de copines ce soir-là. « Quel bel enfoiré », se dit-elle.


En sanglots, choquée et humiliée, Manon s'extirpe de la scène. Marc bondit hors de la chambre et se précipite derrière elle. Il lui attrape le bras au bout duquel la lettre, froissée et inutile, pend encore.
« Tu n'as absolument pas le droit de venir ici, c'est chez ma mère ! Tu ne peux pas faire ça, pour qui tu te prends ? », se met-il à hurler.


Manon n'est plus en mesure de répondre quoi que ce soit. Elle n'entend que du bruit alors que le soleil de son univers continue de lui exploser à la figure. Elle se dégage le bras. Ses sanglots s'apparentent de nouveau à des spasmes et tente de légitimer la raison de sa venue. Elle l’insulte, lui hurle qu’il l’a trahie de la pire des façons, qu’il s’est moqué d’elle avec une cruauté qu’elle n’aurait jamais imaginée. Mais ces mots semblent glisser sur lui sans laisser de trace. Marc reste de marbre. Envahi par la fureur, il toise son ex-copine, repartir avec sa lettre et ses intentions. Manon traverse la propriété de son ancienne belle-mère à vive allure avant de rejoindre son véhicule. Elle ne reconnaît plus cet homme. Démarre en trombe et arrivée sur son parking à 15 minutes de là, explose en sanglots au volant.

Un petit bruit la ramène à elle. Sa voisine est en train de cogner sur la vitre de la portière. Elle prend Manon par le bras et l'emmène chez elle où elle va finir de s'effondrer, une dernière fois.