Chapitre II - Le lisier

Septembre 2010 - Manon

10/2/20243 min read

a black silhouette of a woman
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La honte. Alors qu'elle s'apprête à interviewer le jeune maire fraîchement élu dont tout le monde parle dans les médias, elle dégaine un Tampax avec applicateur, en lieu et place de son stylo. Il n'y a qu'à elle qu'arrivent ce genre de choses. Ce n'est pas, mais alors pas du tout, sa semaine… Lundi dernier, c'était la reprise au boulot. Évidemment, lorsqu'un journaliste quitte la rédaction pour trois semaines de vacances, à son retour, c'est immanquable : les reportages dont personne ne veut sont pour sa pomme. Et ce journaliste-là, aujourd'hui, c'est Manon. 16h15. Un éleveur bovin proteste contre les restrictions d'eau.

- Il vient d'asperger la mairie de lisier avec le jet de son tracteur, fonce couvrir l'histoire ! Lance Jean-Luc. Le journaliste doit avoir 3 ans de plus que Manon, pas plus. Il y a quelques semaines, ce dernier a hérité du poste de chef d'agence du journal. Manon n'a rien contre ce garçon, mais il dégage un je ne sais quoi qui conjugue condescendance et mépris avec brio. Que du bonheur.

Vêtue d'un nouveau pantalon blanc qu'elle avait décidé de porter pour son retour à la rédaction, chaussée de petites ballerines en croûte de cuir rose irisé, Manon apprend sur le terrain que le lisier, c'est en réalité de la merde liquide de vache.

- Tu te rapproches pour faire la photo, je m'en fous si tu n'es pas habillée pour l'occasion Manon !
Je suis ton chef !

Il est vraiment temps qu'elle change de job.

Le lendemain, ça continue. Direction un trou paumé pour couvrir l'inauguration de la nouvelle machine à trier les lentilles de la coopérative régionale. Sauf que ce jour-là, la batterie de sa 206 a décidé de lâcher sur le retour. Pas de pinces, évidemment, et alors qu'elle attend le dépanneur en surfant sur son iPhone 3GS, Manon apprend par e-mail que l'homme avec qui elle vit depuis sept ans la quitte pour une copine à eux. La morue va d'ailleurs venir s'installer dans la région pour le rejoindre. Quelle merde, quelle enflure. En même temps, elle l'a vu arriver de loin, celle-là.

Manon n'a pas encore 30 ans. Elle a tout donné pour la relation avec ce garçon, c'est d'ailleurs elle qui lui a obtenu une place dans ce journal local. À l'école de journalisme, elle écrivait ses papiers. Et toutes ces années où elle a subi l'omniprésence de ses copains crétins, bourrés H-24. Tout ça pour quoi ? Se faire jeter comme une vieille chaussette pour les beaux yeux d'une gitane ténébreuse ? Manon n'a pas la taille mannequin. C'est le genre de femme magnifique qui s'ignore. Le genre de personnalité que l'on remarque lorsqu'elle entre dans une pièce. Mais ça, elle n'en a pas conscience. Pas encore.

C'est lorsque l'on touche le fond que l'on sait que l'on va enfin remonter. Manon a toujours été de nature positive. Hypersensible, les événements la touchent de plein fouet. Quand elle est heureuse, elle est très heureuse. Alors quand ça ne va pas, ça se voit aussi, beaucoup…

- Si tu n'es pas capable de répondre que tu vas bien et d'arrêter de faire la gueule, il vaut mieux que tu restes chez toi, Manon. Je sais que je te fais de la peine, mais je te dis ça parce que je suis ton ami et c'est mon rôle.

Pablo tient le restaurant à côté du journal où travaille la jeune femme. Elle l'a toujours beaucoup aimé. Il est beau, drôle et loyal. Installée au comptoir, elle passe de nombreuses heures chaque jour à papoter avec son ami restaurateur. Ce jour-là, elle l'a écouté. Elle est rentrée chez elle et puis, elle a beaucoup pleuré.

Le lendemain, une nouvelle Manon prête à dégommer la terre entière a fait une apparition solaire au bistrot.

- Je vais bien, je mérite le meilleur, je suis une nana qui déchire et le prochain qui me brisera le cœur, il n'est pas né ! Maintenant, sers-moi un verre de rouge !